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« Fuck the colibri »

Publié le par Scapildalou

Je reproduit ci-dessous un courrier (ce qui en fait donc une lettre publique) envoyé au courrier des lecteurs du monde diplomatique, relative à deux articles, ceux de MM.Perragin et Renouard "à quoi sert le mythe transhumaniste" et celui de M.Malet "Le système Pierre Rabhi"

 

 

Madame, Monsieur,

 

Je me permets de vous écrire dans le cadre de votre dernière publication, le monde diplomatique n°773 du mois d'Août, afin de souligner un point qui a vivement suscité mon intérêt.

Je trouve qu'il se dégage de plusieurs articles une certaine unité dans le sens où, plus que d'habitude, leur articulation donne l'impression de lire des chapitres d'un ouvrage – fort bien écrit par ailleurs.

Je souhaiterai en particulier souligner la convergence des articles sur M.Pierre Rabhi et la fonction du Transhumanisme.

Avant d'en faire la synthèse, permettez moi de compléter une absence, celle de la fin du mythe du colibri. J'ai gratté moi-même dans le canard du laboratoire au sein duquel j'avais commencé une thèse ; un enseignant chercheur avait, pour soutenir un mouvement étudiant, rédigé son éditorial en citant, avec des termes en tout points identiques à ceux de l'article de M.Malet, le mythe du colibri – mais dans un sens apologétique. L'édito suivant me revenait, et je citais donc la fin de l'histoire du colibri, beaucoup moins connue que le début : à la fin du mythe, à force d'efforts, à force de porter seul tant d'eau dans son petit bec sans pour autant avoir d'effet sur l'incendie, le colibri meurt d'épuisement.

Tout de suite, la morale (ou l'enseignement, c'est selon) que l'on peut tirer de cette histoire devient autre ; soit en on tire une identique à celle de la fable de la ligue des rats de Jean de la Fontaine, soit, et je ne doute pas que ce soit le cas de M.Rabhi, on en tire davantage une morale sacrificielle, pour ne pas dire Christique - cette prétérition n'est pas le fruit du hasard, comme le montre les deux articles de votre dernière publication évoqués ici. En effet, la logique décrite par les auteurs sur la fonction du mythe transhumaniste et sur le système de M.Pierre Rabhi détaillent dans les deux cas une idéologie basée sur l'idée de créer une humanité dotée « d'un corps sain, fort, et qui vit longtemps – signe d’élection divine ». Dans les deux cas, le « modèle économique » se résume par cette phrase de MM. Perragin et Renouard : « la philanthropie autoproclamée de ces sociétés cadre en effet assez mal avec leurs conduites en matière de fiscalité ou de droit du travail ».

Il ne faudrait pas non plus, à mon sens, opposer M.Rabhi et les transhumaniste sur la question du progrès. Une opposition entre les deux logiques n'est qu'apparence. Dans les deux cas, comme le soulignent les auteurs des deux articles, le progrès est conçu suivant une vision apocalyptique des avancées de la science. L'opposition entre les deux autour de cette apocalypse qui vient (et qui justifie d'acheter leurs produits!) n'est presque pas, là non plus, significative ; en revanche, dans les deux cas, est exclue la question centrale, soulignée par ailleurs par les auteurs : le pouvoir social.

Je voudrai souligner qu'à mon sens il n'y a pas de progrès sinon de progrès pour tous, c'est-à-dire de progrès social. Autrement le progrès est celui de quelques-uns et ne se manifeste pas tant par des avancées qu'en montrant aux autres (à nous!) qu'ils sont arriérés. Le progrès de quelques-uns ne sert à montrer à tous les autres qu'ils sont « à la masse » au sens propre comme au sens figuré. Car c'est bien un défit « à la masse » que proposent M.Rabhi et les tôliers de la sylicon valley, rabaissant le progrès à la seule dimension des technologies numériques d'une part, en se posant comme professeur moraliste d'autre part (quitte à déléguer la leçon de morale à d'autres, comme le montre la fin de l'article de M.Mallet).

Yann Le Cun, chantre de cette logique, lorsqu'il est interrogé sur les risques éthiques des avancées numériques en termes d’algorithmes notamment, (risque de créer une dictature par exemple sous forme de panoptique-évaluateur) répond à côté, en disant que les nouvelles technologies aideront à mieux soigner. Soigner qui ?

La sécurité sociale, en dehors de tout dispositif numérique, permettait à l'origine un accès aux soins illimités de tout le monde ; aujourd'hui on se sert du numérique pour des consultations via algorithme, afin de supprimer du personnel dans les hôpitaux. Quel progrès !

A cette vision du progrès qui n'en est pas un, j'oppose comme Habermas la solidarité : « Le point de vue complémentaire à l'égale traitement n'est pas la bienveillance, dit-il, mais la solidarité. Ce principe s'enracine dans l'expérience selon laquelle l'un doit répondre de l'autre, parce que tous doivent être intéressés d'égale manière à l'intégrité de leur contexte de vie commun (je souligne). La justice conçue de manière déontologique exige la solidarité comme son autre. (…) chaque morale autonome doit résoudre deux tâches en une seule : elle exige l'inviolabilité des individus socialisés, en exigeant égal traitement, et par là égal respect de la dignité de tout un chacun ; et elle protège les rapports intersubjectifs de reconnaissance réciproque, en exigeant des individus solidarité, en tant qu'ils sont membres d'une communauté dans laquelle ils ont été socialisés. La justice se rapporte aux égales libertés d'individus insubstituables et se déterminant eux-même, alors que la solidarité se rapporte au bien de consorts fraternellement liés dans une forme de vie intersubjectivement partagée – et par là au maintien de l'intégrité de cette forme de vie elle-même. Les normes morales ne peuvent pas protéger l'un sans protéger l'autre(...) » (Habermas, J. (2013). De l'éthique de la discussion, Paris, Flammarion P. 68)

Je me permets aussi de signaler que je critique en détail une interview de M.Le Cun sur mon blog la rage dedans (pseudonyme Scapildalou) dans une série de posts intitulés « Yann Le Cun : chercheur en intelligence artificielle ou chercheur à intelligence superficielle ? », « malgré le progrès », et sur une actualité un peu plus récente « Ethique sans étiquette ».

Je prends plaisir à lire vos publications de qualité,

 

Bien à Vous,

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