Du rapport social au savoir (3) La dimension horizontale du savoir (ou la différence entre connaître un savoir et savoir connaître)
1-Introduction
Chaque fois que j'ai discuté, sur ce blog, de ce qu'il en retourne du savoir comme question sociale (autour des relations de pouvoir, de la socialisation, de la subjectivation, etc.) j'ai toujours évoqué et uniquement évoqué la question de la transmission du savoir du haut vers le bas en quelques sorte.
J'ai toujours porté mes questionnements sur ce qu'il est fait du savoir, la façon dont il est transmis et diffusé.
Par exemple, la dimension verticale du savoir concerne la façon dont des profs enseignent, surtout si l'on se préoccupe de mieux cerner leur place dans le système d'éducation et de diffusion du savoir.
Je n'ai cependant pour l'instant pas encore traité la question de la diffusion horizontale du savoir. Pour reprendre l'image de la classe, une fois qu'un savoir est diffusé par l'enseignant, l'ambiance de la classe va permettre aux élèves de plus ou moins bien s'approprier un savoir. Il y a des bonnes classes et des mauvaises classes et ce n'est pas seulement dû à « l'intelligence » des élèves ou de leur relation avec l'enseignant ; c'est toute une série de petits événements qui vont permettre que s'établisse un cadre favorisant l'appropriation du savoir.
Cette question est extrêmement importante, surtout depuis l'individualisation des compétences et des savoirs dans le monde du travail en 1973.
Le monde du travail appuie ainsi sur la question des compétences, comme si les travailleurs étaient les uniques responsables de leurs non-connaissances (ce qui ne veut pas dire que je confonde compétence et connaissance! )
Une précision : le terme « connaissance » n'est pas équivalent à celui de « savoir » non plus qu'à celui de « compétence ». Ce sont là des termes auxquels ce blog ne s'est pas encore confronté. Et bien allons-y...
2-éléments de langage
Le savoir est une somme, une compilation de conceptions et notions relatives à un monde. Le savoir renvoie à la façon dont un monde est conçu. Le terme monde renvoie à l'endroit physique et social (un groupe, une société, etc. Maffessoli (1991) rappelle que le mot monde vient du latin mundus qui est l'endroit où les détritus étaient jetés – là où les immondices étaient déposées) qui s'est servi des éléments pour concevoir (littéralement con-ensemble ce-voir-voir une chose = voir une chose ensemble).
Le terme connaissance renvoie à l'appropriation et l'utilisation pratique de parcelles d'un savoir, à son actualisation. La connaissance peut être transversale à plusieurs savoirs ; par exemple je peux connaître la jungle grâce aux savoirs des tribus anciennes et à mon expérience de baroudeur ; tandis que les savoirs des baroudeurs et des tribus peuvent ne pas se recouper. Ainsi les connaissances sont une application des savoirs transmis et, éventuellement, leur actualisation à travers l'activité. Un savoir est composé par une somme de connaissances reliées entre elles en fonction d'une logique (quelque chose qui touche à la raison – mais ce n'est pas ici la question).
C'est là que se loge la distinction entre le « je sais » et le « je connais » : « je sais ce qu'il faut faire » renvoie à un savoir concernant la maîtrise d'une pratique tandis que « je connais la solution » renvoie à l'intellectualisation révélée par un problème pratique. On notera que « l'on sait quelle est la solution » est une phrase valide tandis que « je connais ce qu'il faut faire » ne l'est pas.
Les compétences en revanche revoient à un champ différent. Le terme latin original signifiait confrontation : la compétence, c'est la capacité à faire face à une confrontation entre soi et un problème, un conflit. Les connaissances demeurent, comme le savoir, un a priori, comparées aux compétences. Au final, même, on ne sait si l'on est compétent qu'après avoir fait front (après la confrontation). La compétence dépend donc du moment : en effet, la capacité à faire front n'est pas identique si l'on est armé ou si l'on ne l'est pas. La compétence est donc en grande partie tributaire de la mise en capacité. Par conséquent, malgré toutes les capacités que l'on me connaît, personnellement, dans une situation, je ne serai pas forcément en mesure, à tous les coups, de faire face à toute les confrontations.
3-la dimension transversale du savoir (1)
L'exemple fréquent nous est fourni par le football. Un joueur de grande qualité arrive dans une équipe professionnelle et « explose » littéralement, il devient un grand joueur, très reconnu. Alors, il est transféré à grand frais vers une équipe de renom et là, c'est le flop. Pourtant le joueur reste toujours, « à priori », potentiellement, un grand joueur, l'équipe dans laquelle il est emploie des grands joueurs, mais depuis son transfert, rien ne va plus.
Ce n'est pas pour rien que certains joueurs suivent un entraîneur si celui-ci change de club. Leur capacité, leur compétence en tant que joueur, dépend de la relation qu'ils entretiennent avec leur coach.
Amartya Sen, même si je souscris à bien peu de ce que je connais de sa pensée, employait le terme de capabilité pour décrire la mise en capacité d'un territoire ou d'un individu à choisir dans un contexte. C'est le contexte qui permet d'être compétent ; sans un contexte favorable mes connaissances servent autant qu'une voiture sans essence.
4-la dimension transversale du savoir (2)
C'est ici que ce texte, au niveau conceptuel, se complique.
Un savoir, au fond, est extrait d'un contexte. D'un certain côté, le savoir est, en quelque sorte, le poseur de contexte : mieux, le savoir est le texte. Toute l'histoire qui s'écrit alors est un con-texte.
Toutes les mises en application possibles du savoir dépendent, nous l'avons dit, du contexte.
Certes, un savoir est relatif à un contexte mais seulement relativement à un savoir qui permet de relier (pour ne pas dire relativiser) les savoirs dans le temps. On ne peut poser un contexte à un savoir que si l'on a un savoir qui permet de concevoir ce qu'est le savoir. On ne sait pas toujours ce que l'on sait...
Je connais des peintures d'hommes préhistoriques, toutefois je sais pas leur signification – tout le contexte de leur réalisation m'échappe, je n'en saisis pas le sens.
Pour revenir à quelque chose de plus actuel, des compétences peuvent se déployer si le contexte est favorable, c'est-à-dire si un savoir peut être mis en œuvre. Je sais ce qu'il faut faire dans certaines situations de travail mais, submergé par différentes contraintes, je ne suis plus en capacité de faire face. On dira alors que je suis incompétent, toutefois avec une charge de travail moindre, j'aurais pu l'être.
Ainsi, tous les formateurs, organismes, qui que ce soit ou quoique ce soit affirmant pouvoir rendre compétent un salarié est en fait un charlatan. La compétence est tellement liée à la complexité qui fait le contexte, qu'il ne faut considérer la compétence que comme un événement passé : on peut dire « j'ai été compétent », mais on ne sait jamais si on le sera.
5-la dimension transversale du savoir (3)
Les connaissances et les compétences sont donc liées au moment et aux capacités de mettre en œuvre ces connaissances et compétences.
Étant donné l'exclusion, par les patrons, des déterminants d'une situation présente dans la causalité de ce qui est réalisé par un travailleur, alors on attribue au travailleur des incompétences alors que, souvent, presque tout le temps, l'incompétence des travailleurs prend source dans les actions de ceux qui planifient ou contraignent le savoir des travailleurs et des collectifs dans lesquels ils s'insèrent.
Car l'activité de travail, comme toute activité, est contextualisée (encore ce terme !) par la présence d'autrui. Cette présence est à la fois :
-effective (les collègues sur le lieu de travail),
-fantasmée (le client à qui je destine le produit que je suis en train de réaliser),
-consciente (j'essaie de bien faire car je veux que la personne qui travaille avec moi trouve que je travaille bien)
-inconsciente (la fatigue que je traîne du fait du sport que je fais avec des amis par exemple).
Enfin, autrui peut faire partie du passé (la personne qui m'a transmis son savoir) du présent (le collègue qui est dans la même pièce que moi actuellement) ou du futur (ce que je m'imagine être plus tard ; le collègue qui va reprendre le bébé, etc.)
A travers ces exemples de la présence d'autrui, on voit bien que l'autre pèse ou non, favorise ou non l'activité que je réalise. Les autres, lorsque je suis concerné (au sens littéral de « cerné par/avec une chose ») par le travail (donc « cerné par le travail »), vont contextualiser mon inscription dans le travail. Et lorsque la présence d'autrui est synonyme de soutien, d'aide à la confrontation à des situations problématiques, de ressources, d'étayage, etc. alors on parle de « collectif de travail ».
Ces collectifs sont porteurs de savoirs, de connaissances et de gestes. C'est ce que montrent par exemple des études auprès des chirurgiens : ils ne sont compétents que s'ils travaillent avec autrui et sont bien encadrés ! (Tomas, 2009)
Or la destruction des collectifs est la conséquence de la politique d'individualisation et de destruction des solidarités par le patronat. Les travailleurs sont donc mis en situation d'incompétence et, qu'on se le dise, ils le vivent très mal – c'est là une des causes de ce que le sens commun nomme le burnout.
6-Conclusion acerbe
Ainsi, le savoir n'est pas seulement une transmission. Lorsque l'on parle de la maîtrise du savoir au sein d'une société, on parle par définition des processus connexes à cette maîtrise du savoir. La diffusion du savoir est donc, dans le présent, une situation sociale, un fait social.
Et il en est de même pour les connaissances et les compétences.
Même si cette assertion semble élémentaire, elle ne l'est pourtant pas : en effet pourquoi, dans ce cas, est-ce que j'entends les profs, enseignants etc. se plaindre des élèves et surtout de leur ignorance ? Lorsque j'entends ces cris condescendants, je n'apprends jamais rien de l'ignorance des élèves, seulement de celle de leurs maîtres... et il en va de même dans l'entreprise.